At Peace est une étape majeure sur le chemin qui relie la mémoire et l’invention, la connaissance aigüe de l’histoire et la soif jamais étanchée de découverte. « Je n’ai pas voulu refaire Chamber Music, confirme Ballaké Sissoko, mais m’inscrire dans sa continuité. »
C’est pourquoi Vincent Segal est à nouveau de la partie. Comme dans Chamber Music, il engage ici son art de metteur en sons. Comme dans Chamber Music, le dispositif est intimiste et les outils sont réduits à l’essentiel – pas d’artifices de production, pas d’overdubs. L’accent est mis sur la spontanéité, priorité est donnée aux premières prises. Mais cette fois-ci, le cercle des partenaires et l’éventail des formules de jeu s’agrandissent. Solo, duo, trio, quintette : dans At Peace, Ballaké Sissoko varie les positions, les dynamiques et les plaisirs, pour appliquer avec le maximum de souplesse et de limpidité les principes d’une musique qui, au-delà de son ancrage dans la tradition mandingue, se construit sur l’écoute mutuelle, le jeu des appels et des réponses, le partage des notes et des silences, la complicité des esprits.
La « paix » annoncée par le titre de ce disque n’est pas un vain mot, une simple figure de style ; elle est le ferment de la pâte sonore et humaine levée par Ballaké Sissoko – sans doute est-elle même son premier instrument.
« Quand je veux jouer avec quelqu’un, confie le Malien, je dois d’abord comprendre son fonctionnement, construire une amitié : c’est mon premier repère. Et ça demande du temps. » Enregistré à Angoulême dans le studio du contrebassiste de jazz Kent Carter, At Peace rassemble de fait autour de lui des compagnons de longue date et de confiance.
Outre Vincent Segal, on retrouve ainsi Aboubacar « Badian » Diabiaté, dont le phrasé de guitare (principalement sur une 12-cordes) et la faconde sans esbroufe sont colorés par son expérience première de joueur de ngoni ; l’essentiel et discret Moussa Diabaté, son complément idéal à la guitare 6-cordes ; et Fasséry Diabaté, dont les subtils traits de balafon figuraient déjà sur les albums Tomora et Chamber Music.
Réunis sur les titres Badjourou et Kalata Diata, les cinq hommes signent une musique qui s’illustre par la sophistication des motifs et des prises de parole. Un art du tissage et de la conversation, qui se poursuit jusque dans les morceaux aux configurations plus resserrées : les deux duos kora-guitare, Boubalaka et N’tomikorobougou, formidable échange de 10 minutes entre Badian et Ballaké, saisi à la volée dans la cour de la maison de ce dernier à Bamako ; le duo kora-violoncelle Kabou ; et la lumineuse reprise en trio d’Asa Branca, le standard du Brésilien Luiz Gonzaga, qui invite tendrement le baião nordestin en territoire mandingue.
Un art qui se condense et se sublime encore avec les enregistrements solo Maimouna, Nalésonko et Kalanso. Là, en phase avec son propre chant intérieur, Ballaké Sissoko, par un simple détournement de rythme, un changement de cadence ou de note, ou le recours à un mode peu usité, distille ce qui fait l’essence même de son langage : cette manière unique de révolutionner sereinement la tradition et ses héritages, sans avoir l’air d’y toucher. En quelques mots, d’être en paix avec elle.
S’il repose sur l’entente cordiale qui unit ses participants, At Peace n’en est pas moins un disque d’aventure, fourmillant de trouvailles et de figures sans filet. La paix qui est à l’œuvre dans At Peace est aussi celle des braves, de musiciens qui n’ont pas peur de se frotter aux beautés de l’imprévu et de l’inouï.
« J’avais envie qu’on entende des musiciens en train de découvrir et d’être parfois eux-mêmes surpris par ce qu’ils jouent, raconte Ballaké Sissoko. » « On a gardé ces moments où subsiste une forme d’interrogation, confirme Vincent Segal, où les musiciens qui sont un peu moins sûrs d’eux laissent de l’air, un espace à celui qui se sent plus sûr de lui.
Ça crée davantage de contrastes et de nuances que lorsque tout le monde est dans la certitude, et qu’il y a moins de silences entre les notes. On reste dans une forme de virtuosité, mais l’énergie est différente. Dans les premières prises, les musiciens engagent toute l’expérience qu’ils ont emmagasinée, mais sans avoir la sécurité de savoir ce qu’ils vont jouer. Il y a de l’aventure, du défrichage, et c’est vraiment beau à entendre. »
Ballaké Sissoko raconte qu’enfant, le maniement de la kora ne lui a pas été enseigné : il l’a appris par lui-même en observant longuement et patiemment son père, le virtuose Djélimady Sissoko. C’est donc par la force de l’écoute, une fois encore, qu’il est devenu ce maître souverain de l’espace et du temps musicaux qu’on peut entendre dans At Peace.
Tel Miles Davis à l’époque de Birth of the Cool, Ballaké Sissoko s’ouvre ici une brèche esthétique en provoquant chez ses partenaires une émulation collective qui passe par une attention toujours plus grande à l’autre, une forme d’empathie gouvernée par l’exigence. Il n’est pas anodin que s’exaltent ici des vertus cardinales comme la générosité, la curiosité, l’absence de calcul, le refus de tout autre pouvoir que celui de créer.
A l’heure où le Mali vit une des périodes les plus troublées et déchirées de son histoire, c’est aussi une humble mais magistrale leçon de concorde et de vie en bonne intelligence que délivre At Peace.