C’est une vieille photographie en noir et blanc, sur laquelle le temps a effectué son beau travail de patine. On y voit, posant guitare à la main devant un mur de briques, un jeune musicien élégant – chemise blanche, noeud papillon, chapeau. Fixant l’objectif, son regard pénétrant semble habité par un mélange de fierté et de mélancolie. Il ignore que sa vie et sa carrière, mises à mal par la Grande Dépression, autant jalonnées d’épreuves que de magnifiques élans d’inspiration, s’achèveront en 1969 dans la pauvreté la plus nue.
Et il ne se doute pas qu’on se souviendra de lui comme l’une des plus grandes légendes du Delta blues. Son nom est Skip James. Ce cliché d’une grande intensité, Blick Bassy l’a collé sur le mur de son salon – comme on peut afficher chez soi le visage des aïeux qu’on a aimés et qui continuent de nous accompagner. Un soir glacial de l’hiver 2012, alors que le chauffage de sa maison a la mauvaise idée de tomber en panne, c’est lui qui, d’une certaine façon, va le réchauffer. Lové sous une couette sur son canapé, le musicien, pinçant les cordes de sa guitare pour conjurer le froid, croise le regard d’airain de Skip James.
Bientôt, des mélodies prennent forme sous ses doigts. Fluides et légères, les notes s’élèvent en volutes entêtantes, quittent bien vite l’ancrage terrien du blues pour prendre les atours d’une musique sans âge ni ancrage, comme en suspension dans l’air et le temps. « Au départ, raconte Blick Bassy, je n’avais même pas l’idée d’en faire un album. Et quand j’ai finalement commencé à enregistrer ces chansons, en mars 2014, je m’imaginais simplement donner des concerts, et proposer le disque uniquement au public qui partagerait cette expérience. » Cette dimension intime trouve également son origine dans les résonances que la voix de Skip James a créées dans l’esprit et l’âme de Blick Bassy. Car pour lui, ce chant qui semble remonter du fond des âges exhale un fort parfum d’enfance : il le ramène aux origines de son propre parcours – et notamment à ces quatre années passées dans un village du Cameroun, où son père l’avait envoyé pour lui inculquer les valeurs et les vertus de la tradition.
« La manière de chanter de Skip James m’a rappelé celle d’un vieux musicien ambulant, Mout Iloun, qui, quand j’étais gamin, faisait le tour des villages au Cameroun. Dans ces endroits-là, son passage était bien souvent le seul événement de l’année. C’est pour cela que les thèmes du disque tournent majoritairement autour de l’enfance, de la transmission, de l’importance de connaître son histoire et la culture dont on est issu.» Blick Bassy est ainsi, qui dans sa musique tisse et raccorde sans cesse des liens entre la matière musicale et les recherches et réflexions qui font la fortune d’une vie d’homme. « J’essaie de faire en sorte que chaque disque ne soit pas seulement une collection de chansons, que ce que je raconte aille au-delà de la musique elle-même », reconnaît-il. Après Léman (2009), qui célébrait l’union des musiques de son pays natal et des instruments de l’Afrique de l’Ouest, et Hongo Calling (2011), qui retraçait l’histoire nomade du hongo, ce rythme traditionnel bassa exporté par les esclaves jusqu’au Brésil, il poursuit avec ce nouvel album Akö (surnom que se donnent les vieux du village entre eux) le sillon d’un musicien dont le premier objet serait avant tout de se tracer un chemin de vie, et de repartir, encore et toujours, à la rencontre de soi.
« C’est en arrivant en France il y a huit ans que je me suis vraiment rendu compte que je venais d’un endroit spécial. Quand je vivais là-bas, je n’en étais pas conscient. Ma démarche de chanter en bassa, qui est l’une des 260 langues du Cameroun et menace de disparaître, vient notamment de là. A travers elle, c’est non seulement une tradition, mais aussi toute mon histoire, que je raconte et sauvegarde. Dans le monde actuel, nous avons tendance à courir après la copie de la copie de la copie et à rejeter l’original. A ma façon, j’essaie de résister à ça. » Qu’il évoque l’harmonie en péril de la société bassa (Kiki, Lon), le rôle crucial des parents dans le partage du savoir et des règles de vie (Mama, Tell Me), l’exode rural et ses conséquences (Mout, Ndjè yèm) ou encore les Lien Vidéo Quantité à mettre en vente Prix TTC Livret partage du savoir et des règles de vie (Mama, Tell Me), l’exode rural et ses conséquences (Mout, Ndjè yèm) ou encore les richesses immatérielles de l’amour (One Love, Wap do Wap), Blick Bassy fait courir ce récit de résistance avec un souci de la nuance et un parti pris minimaliste qui imprègnent la trame de ce album de sa première à sa dernière note.
Après ses premiers groupes de fusion et les ornementations sophistiquées de ses deux premiers albums, le musicien a pris le parti d’une nudité d’expression qui, sans en altérer la folle élégance, condense et renforce au contraire son propos. Ce délicat travail de coloriste, Blick Bassy l’applique tout au long d’un album où sa voix aérienne et sa guitare dessinent des mélodies immédiates et pénétrantes. Enrobées par le violoncelle de Clément Petit et le trombone de Fidel Fourneyron, deux compagnons de route devenus essentiels dans ce qui était à l’origine un voyage en solitaire, elles se parent de textures et d’ambiances, qui en densifient les contours et en allongent les perspectives.
D’une invention permanente, le travail savant sur le son sert ici une imagination vagabonde et ludique, qui embrasse avec la même grâce ballades aux accents crépusculaires (Aké, Ndjè yèm)) et airs à danser intimistes (Mama, Mout, One Love), tout en se projetant vers les climats cuivrés d’un jazz New Orleans totalement transfiguré (Kiki, Lon). Si l’esprit de cet album convoque Skip James (célébré à travers le bref interlude SJ qui, avec l’éclat fulgurant d’une réminiscence, cite la mélodie de la chanson Drunken Spree), sa lettre, elle, s’élève et vole ainsi très librement au-dessus des genres. Avec une approche impressionniste rarement entendue dans le vaste champ des musiques africaines, elle compose un tableau vivant et mouvant, que complètent encore par petites touches l’harmonica d’Olivier Ker Ourio, et les samples de Nicolas Repac sur Wap do Wap, One Love, et Kiki. . Rappelant du même coup que c’est bien à la croisée de tous les temps que se tient librement cette musique miraculeuse, née de la rencontre magique entre un jeune musicien et le fantôme bienveillant d’un bluesman du siècle dernier.