Time of No Reply est un disque qui propose de la musique avant toute chose… Pléonasme ?
Pas si sûr. Car dès qu’on s’approche du personnage de Nick Drake (1948-1974), singer-songwriter anglais fauché dans l’éclat de son âge et la plénitude de son génie, il est hélas plus fréquent qu’on entende la rumeur écrasante du mythe qui l’entoure que le souffle fragile et profond de son oeuvre. C’est que la courte et dense existence de ce surdoué aura alimenté bien des légendes et fantasmes. Auteur de trois albums bénis des muses mais ignorés par ses contemporains (Five Leaves Left, Bryter Layter et Pink Moon), Nick Drake aura fréquenté les plus hauts sommets de la beauté comme les abîmes de l’insuccès et de la dépression.
Si l’on ajoute à la cruauté de son destin le mystère de son décès, jamais élucidé (overdose médicamenteuse accidentelle ou suicide ?), on comprendra pourquoi il est devenu au fil du temps le porteflambeau malgré lui de l’internationale des artistes maudits. Incompris de son vivant, caricaturé après sa mort…
Une sévère double peine pour cet homme qui, avec un troublant sens prémonitoire, chantait : “J’étais fait pour aimer la magie/Avec toutes ses merveilles/Mais vous avez tous perdu cette magie/Il y a tant et tant d’années déjà”.
C’est précisément à la magie de la musique de Nick Drake, et uniquement à elle, que Misja Fitzgerald Michel rend hommage dans ce disque essentiellement instrumental, sur lequel seule Me’shell Ndegeocello, le temps d’une reprise majestueuse de Pink Moon, vient poser un chant et des mots. Manière de dire que la parole de l’Anglais s’entend d’abord dans les notes et les rythmes qu’il a léguées à la postérité.
Misja Fitzgerald Michel le dit lui-même : ce n’est pas l’homme Nick Drake ni les affres de sa biographie qui l’ont intéressé au premier chef, mais bien le musicien et son esprit d’invention, la beauté à nulle autre pareille de ses chansons, l’ouverture de son langage, la sophistication de ses harmonies, la complexité de ses compositions miraculeusement transformées en modèles de limpidité et d’équilibre. Nick Drake en artiste rayonnant plutôt qu’en âme souffrante : on a envie de dire que ce n’est que justice. Mais les relectures de Misja Fitzgerald Michel offrent encore mieux que ça : elles ne sont que justesse, et cette justesse est le fruit et la rançon d’un beau travail de patience et de décantation.
Car voilà cinq ans que le Français porte ce projet. Cinq ans pendant lesquels il a pris le temps d’intégrer peu à peu le répertoire de Nick Drake dans ses concerts, avant de lui réserver des récitals en solo à part entière. Son premier contact avec la musique du songwriter est bien plus ancien : il date de l’enfance, via à la collection de disques et les oreilles affûtées d’un père féru de guitare folk.
Mais avant de remonter vers cette source, avant de revenir y tremper ses mains, y abreuver son esprit et y plonger son coeur, il aura fallu que le temps passe, que Misja Fitzgerald Michel accomplisse son propre parcours d’électron libre du jazz, multipliant les rencontres – du mentor devenu ami Jim Hall au contrebassiste Drew Gress, de Ravi Coltrane au batteur Jochen Rueckert, de Chris Potter à Billy Hart… – et les papillonnages aussi alertes que raisonnés. Il aura aussi fallu qu’il s’abandonne pleinement à l’ivresse de créer et de jouer une musique “très dense et plutôt volubile, tant sur le plan harmonique que rythmique”, à ces vertiges de la pensée et du geste qu’on pouvait notamment l’entendre expérimenter sur Encounter, son précédent album sorti sur le label Nø Førmat!.
Sur Encounter, justement, un titre un peu à part arrêtait l’oreille : une version à la guitare 12-cordes du Lonely Woman d’Ornette Coleman, sans apprêt et saisissante comme une eau-forte. Cet état de nudité est l’une des clés qui ont ramené Misja Fitzgerald Michel vers l’univers de Nick Drake. Car on n’entre pas chez Nick Drake sans se dépouiller un peu soi-même – et notamment dans son album guitare-voix Pink Moon (1972), testament brut dans lequel cinq des onze titres de Time of No Reply ont été puisés. Dans ses compositions, aussi élaborées soient-elles, l’Anglais n’a jamais cédé à la tentation de la superficialité ou du verbiage.
Sa musique est empreinte d’une forme de rigueur morale qui résonne d’abord comme un appel à la bonté et à la beauté de chacun : de celui qui l’écoute ou la joue, elle exige le meilleur et l’essentiel. Epurant son propos comme jamais, Misja Fitzgerald Michel a entendu cet appel ; il a eu à son tour l’extrême humanité d’y répondre avec sa propre sensibilité et ses propres intuitions. Il n’a pas cherché à imiter le jeu ni la technique de fingerpicking de Nick Drake, n’a pas utilisé les accordages complexes dont le songwriter était coutumier.
Il n’a pas davantage jugé pertinent d’aller le concurrencer sur le terrain du chant. “Nick Drake avait une façon unique de faire flotter sa voix sur sa musique, rappelle-t-il à juste titre. L’émotion de son chant, j’ai voulu la reproduire sur la guitare acoustique, qui devait rester au centre du disque.” Il suffit d’écouter son exposé des premières phrases de Fruit Tree, l’une des chansons phares de l’oeuvre de Nick Drake, ou encore ses aériennes tournures sur Time of No Reply, pour comprendre que Misja Fitzgerald Michel a rempli cet objectif : depuis l’immense Henri Crolla, on n’avait pas entendu une guitare chanter ainsi, avec un tel ressenti.
La guitare acoustique est donc au centre d’un disque qui, au demeurant, est bien plus qu’un simple disque de guitare.
D’abord parce qu’apparaissent ici et là d’autres empreintes, laissées par quelques as du toucher : le violoncelliste passe-murailles Olivier Koundouno, dont la présence éclairante tisse comme un fil d’or dans la trame de l’album ; l’arrangeur et opérateur lumière Nicolas Repac, qui pose brumes et volutes sonores sur Pink Moon et Things Behind the Sun ; ou encore le songwriter Hugh Coltman, dont l’harmonica et les vocalises viennent enrichir la tonalité blues de Know.
Ensuite parce que Misja Fitzgerald Michel, qui n’est de toute façon pas homme à s’enfermer dans le ghetto de la “musique pour guitare”, a préféré se projeter sur le terrain sans limites de la seule musicalité. Toutes les options esthétiques suivies dans Time of No Reply s’inscrivent dans cet élan qui est aussi, tout simplement, une aspiration à la poésie et à la sensation.
Ainsi ces subtiles lignes de fuite vers le baroque et le blues, qui donnent encore un surcroît de perspective au disque. Ainsi ces justes libertés prises avec la lettre des compositions, tantôt explorées dans toute l’étendue de leurs possibles harmoniques (Fruit Tree, One of These Things First), tantôt ramenées à leur quintessentielle [removed]Black Eyed Dog, River Man et Horn).
Ainsi, partout, cette vivante célébration d’un esprit d’aventure et d’ouverture qui, reliant à quarante ans de distance le compositeur et son interprète, dessine un espace commun dans lequel la respiration et l’inspiration de l’un et de l’autre peuvent se rejoindre et s’entremêler.
Quand il n’est pas qu’un divertissement ou le fruit d’un plan marketing, l’album de reprises trouve ainsi sa pleine et noble justification. Pour celui qui le signe, il devient un exercice d’admiration qui, tout en explorant les rouages de la créativité d’autrui, permet d’opérer un très subtil retour sur soi et sur la nature profonde de son engagement dans la musique.
Tel est le lumineux chemin, presque initiatique, parcouru par Misja Fiztgerald Michel, sur un album qui éclaire sous un autre jour l’oeuvre de Nick Drake autant que sa propre expression.