Depuis les Alpes où il vit, Ben Lupus chante dans une langue qui est celle des mythes et des contes ; il invente une poétique élémentaire, pour dire un monde qui fait face au précipice, et répondre au besoin urgent de nouveaux récits, capables aussi bien de mêler que de démêler l’intime et le collectif. L’écriture ici est certes lettrée, mais toujours économe, et délivrée sans artifice ni mise en scène par une voix claire, qui a appris à assumer ses fragilités.
Fruit d’un long travail de maturation en studio, arrangé en duo avec le producteur ami Nico Mataharie, Forêts Futures est une collection de chansons acoustiques qui font la part belle aux matières électroniques, ou inversement - on hésite à choisir qui, de la voix accompagnée à la guitare classique ou des bidouillages de synthé modulaire, donne ici le ton, tant le rendu est organique. Si l’on cherche des influences, on les trouvera en esprit chez deux bricoleurs mystiques de la musique : Phil Elvrum (Mount Eerie, The Microphones), pour le versant chanson, et le James Holden de The Inheritors, pour le versant électronique. Même amour des textures, des souffles et des bruits, qui chantent ici tout autant, si ce n’est plus, que les instruments mélodiques, et insufflent à chaque morceau une vie propre, une autonomie de biosphère musicale qui convoque chez l’auditeur.ice tout une palette de sensations. Côté français, c’est dans l’éthique d’un Jacques Bertin, dans la voie étroite qu’elle trace, qu’on devine une filiation, une généalogie possible.
Le disque s’ouvre Sur les sommets, enveloppé du mystère des vieilles chansons qui semblent avoir toujours existé, et dont le sens profond se dérobe à toute compréhension définitive : un refrain incantatoire de barde d’altitude, mantra nostalgique récité sur fond d’interférences électroniques, y distille un sentiment de perte inexorable, que vient apaiser l’instrumental Litha, solstice d’été, inspiré peut-être par les élucubrations païennes du compositeur Harry Partch. Redescendu dans la vallée, Ben Lupus peint avec Debout un autoportrait émouvant, s’interrogeant sur cette quête que forment la musique et l’écriture, quête qui peut parfois sembler vaine et obsessionnelle, mais qui trace aussi une voie qui transcende l’existence.
Avec Kawabunga dans la souampe, évocation pudique de nos étés de sècheresse, on imagine un instant Ben Lupus en Bernard Lavilliers version doom, voyageant dans le monde post-exotique d’Antoine Volodine. Son interprétation de la traditionnelle À La Claire Fontaine, ici simplement intitulée La fontaine, est crue et personnelle : une voix, une guitare et quelques modulations synthétiques, et cet hymne des coureurs des bois québécois sonne comme un écho lointain surgi d’un champ de ruines. Puis c’est un autre monde perdu, celui de l’adolescence et des premières extases amoureuses, qu’évoque Ben Lupus avec 1000 oiseaux, ballade lo-fi aux accents d’indie rock 90ies (où l’on entend, sa voix se mêlant sur le refrain à celle de son frère, le musicien Leo Leonard).
Second morceau instrumental de l’album, Pierre de ruisseau est une offrande du compositeur aux esprits du lieu, en même temps qu’un talisman imaginé pour son jeune fils : on y entend s’écouler les synthétiseurs analogiques, rouler les percussions, tandis qu’une mélodie de guitare classique est emportée par le courant. Et c’est l’auditeur.ice qui est emporté.e jusqu’aux Forêts futures, la chanson-titre, peut-être la plus belle de l’ensemble. Dans l’architecture circulaire imaginée par Ben Lupus, il y a là comme un retour au commencement, et l’intranquillité entrevoit une issue dans une sorte de fatalisme doux et triomphant; lequel trouvera son expression finale dans Le vent dans les roseaux, litanie à mi-chemin entre le haïku et l’exercice de métaphysique non-dualiste - transformant au passage, avec cette fin ouverte, le cercle en spirale.
À l'image des précédents recueils de Ben Lupus, Forêts Futures est un disque qui n'est pas seulement un disque, puisqu'il se présente d'abord sous la forme d'un livre (avec cd) illustré par l'artiste. Le trait noir et blanc doit autant aux cartoons des studios Fleischer qu'à la gravure médiévale. On y retrouve évidemment les textes de l'album, agrémentés de réflexions, de brèves fictions ou de variations autour des chansons, sous forme de dessins, de planches de bd ou de pages manuscrites. La simplicité de ton n'exclue pas une certaine ambition littéraire, et bien plus qu'un simple bonus, l'association de la musique et des images crée un univers riche, presque un langage en soi.
2 - Litha
3 - Debout
4 - Kawabunga dans la souampe
5 - La fontaine
6 - 1000 oiseaux
7 - Pierre de ruisseau
8 - Forêts futures
9 - Le vent dans les roseaux