Photons
Une nuit, des basses vous prennent aux tripes, vous claquent les os, remontent dans la colonne, puis ébranlent les méninges qui finissent par lâcher prise - c’est la transe susceptibles de produire les musiques électroniques. Pour Gauthier Toux, la révélation remonte à une soirée de 2016 dans un club lausannois où officie un DJ techno. Pianiste de formation classique, puis adepte du jazz cérébral, il est physiquement percuté par les sonorités synthétiques et la cadence des machines, au point que son édifice d’instrumentiste académique se fissure. C’est l’origine du projet Photons.
Photons marque une nouvelle inflexion dans une trajectoire artistique d’autant plus passionnante qu’elle épouse l’évolution personnelle de son auteur. Né en 1993 à Chartres, Gauthier Toux avait tout du bon élève, interprète studieux du répertoire en conservatoire. Même pendant ses années lycée, il plongea avec une obstination de geek dans le jazz de Tigran Hamasyan, Avishai Cohen et Ambrose Akinmusire - ça et le reggae, dont la métrique enivrante n’est pas pour rien dans ce qui suivra. L’enfance, l’adolescence, l’âge adulte. À 18 ans, son admission dans le département jazz de la Haute école de musique de Lausanne ne lui a pas seulement ouvert le réseau de musiciens dans lequel il nouera beaucoup de ses collaboration futures. Ses nouveaux amis initient aussi ses oreilles au RH Factor de Roy Hargrove et au Robert Glasper Experiment, qui connectent le jazz au funk et au rap, dans les clubs lausannois où il mouline du Rhodes en se piquant de groove et de synthèse lors de jams interminables. Les deux premiers albums du Gauthier Toux Trio, More Than Ever (2015) et Unexpected Things (2016) empruntent le sillage de quelques contemporains, de Brad Mehldau à The Bad Plus. S’infiltrent surtout, dans ses playlists, les noms de James Blake, Kaytranada, Disclosure et autres producteurs de dubstep, house et techno. Le pianiste acquiert un synthétiseur analogique, le Prophet 08. Jusqu’au fameux déclic sur un dancefloor lausannois.
Après tout, le jazz fut longtemps une musique de danse et il tend à le redevenir sous l’influence d’une nouvelle génération dont Gauthier Toux fait partie. Lui-même danse toute la nuit. Au Rex Club, à Paris où il s’est relocalisé en 2017, il ne perd rien des sets house de DJ Spinna ou Kerri Chandler. Il fréquente assidument la péniche du collectif Concrete, fouille les discographies des parrains techno Jeff Mills, Richie Hawtin et Laurent Garnier, écoute la Boiler Room de Motor City Drum Ensemble, Immunity de Jon Hopkins et III de Moderat, remonte au minimalisme de Steve Reich. La mécanique est enclenchée avec la complicité de quelques amis rencontrés à Lausanne. Par exemple, Erwan Lavazza, guitariste qui manie également les machines dans son projet mohs, avec le trompettiste Zacharie Ksyk. Et bien sûr le saxophoniste Léon Phal, dans le quintet duquel le claviériste est un rouage déterminant, dès le premier album en 2019. C’est enfin l’époque des collaborations avec Anne Paceo, Vincent Peirani et Guillaume Perret avec lequel il part en tournée en embarquant Fender Rhodes et Prophet 08. Un bouillonnement, éteint par la crise sanitaire.
Les confinements ont finalement accouché d’albums singuliers, conçus dans des circonstances hors du commun. Le projet Photons est le double résultat des nuits folles et des journées vides. Alors que venait de sortir son album For a word (avec notamment la chanteuse Léa Maria Fries), Gauthier Toux, coincé chez lui, a bricolé des sons électroniques au moyen du Prophet 08, d’une boîte à rythmes Roland TR-08 et d’un séquenceur, entre house, techno et 2-step. L’été 2020 fut celui de la première rave, d’un remix techno pour Samba De La Muerte et des soirées privées au cours desquelles il s’initia au DJing. Proche de la chanteuse Isabel Sörling et du violoniste Théo Ceccaldi, qui intègrent chacun l’électro dans le jazz dont ils sont issus, et après le triomphal Dust to Stars de Léon Phal, de plus en plus porté sur la house, Gauthier Toux a aussi sorti en 2022 son album The Biggest Steps, en trio acoustique mais sur lequel le piano préparé préfigurait la suite.
Dans l’ambiance survoltée de la réouverture des clubs, la suite s’est beaucoup écrite à la Gare, un repaire parisien qui a la particularité de confier aux musiciens des résidences au long cours, grâce auxquelles ils peuvent développer des projets audacieux. Sur ses synthétiseurs, Gauthier Toux y a expérimenté de longues improvisations électroniques, chaque mercredi soir, avec Théo Ceccaldi. En l’absence du violoniste, il a réuni pour la première fois le batteur Julien Loutelier (Émile Parisien Quartet) et le contrebassiste Samuel F’hima (Daïda, Clélya Abraham). Deux sets de 45 minutes plus tard, il avait acquis la conviction de tenir son nouveau projet, auquel s’est ajouté le guitariste Giani Caserotto (Théo Ceccaldi “Freaks”) lors de la résidence de création. Adopter les codes des musiques électroniques dans une formation organique : on pense à Magnetic Ensemble et surtout Cabaret Contemporain dont Julien Loutelier et Giani Caserotto font partie. Mais la personnalité de Gauthier Toux, son talent de compositeur et sa témérité d’improvisateur garantissent son unicité.
Le photon, un nom issu du grec signifiant « lumière », est une particule élémentaire transmettant l’interaction électromagnétique. L’interaction et l’énergie sont au cœur de Photons, véritablement né en novembre 2022 sur la scène de la Petite Halle, à Paris, premier soir d’une résidence étirée jusqu’en juin 2023. Le quartet a enregistré ses deux premiers titres pour figurer sur la compilation Studio Pigalle en 2023, un rassemblement de jeunes formations bercées aussi bien par Bill Evans et Roy Hargrove que par J Dilla et Jeff Mills. Dans ce même studio légendaire, il a enregistré son album, La nuit sans l’ennui dont l’intitulé raconte l’appétence du quatuor pour le noctambulisme. Gauthier Toux, qui a opté pour un synthétiseur Oberheim OB-6, est un artiste qui réfléchit bien et beaucoup. Rien n’est laissé au hasard, surtout pas la narration d’un bout à l’autre, sous la forme de deux vagues séparées par un creux, à la manière des DJs sachant tirer un fil du premier au dernier morceau de leurs sets. Ouverture lumineuse d’un album en clair-obscur, Craquements s’inscrit d’abord dans la continuité de The Biggest Steps avant qu’un break vertigineux le fasse basculer dans une ambiance technoïde. Bienvenue chez Photons ! La rappeuse Le Juiice pose ensuite un flow ténébreux sur Liés dont le texte virulent éclaire sur sa condition de femme noire… dans un groupe d’homme blancs.
Souvent, Gauthier Toux a compose, sur des machines, des rythmiques acrobatiques que Julien Loutelier s’emploie à reproduire avec sa batterie. C’est le cas sur La Nuit sans l’Ennui, en partie inspiré du duo néerlandais Weval, avec sa montée épique tirant vers la French touch. Le « piège » en français se dit « trap » en anglais. Marqué par la contrebasse de Samuel F’hima dont chaque note pèse une tonne, Le Piège est bien un morceau de trap, un sous-genre du hip-hop qui infuse nombre des musiques actuelles, terminé par un solo de piano intense. Comme son titre l’indique, Pause signale le creux de la vague, avec ses nappes de guitare évoquant l’ambient de Brian Eno. La reprise est d’autant plus brutale avec Comme un point, breakbeat caustique que ne renierait pas Aphex Twin. Sommité du folk britannique, Kate Stables s’aventure dans la pop electronica de Tout et son contraire, possible écho à For a word, à rapprocher de Moderat. Avec ses couches de synthétiseur et de guitare, sa grosse ligne de basse et son pattern de batterie immuable, Orbe de lumière est le seul morceau linéaire du lot, déployé comme une aurore boréale. Quant à La Vie Partie Trois, dont le titre fait référence à la condition de trentenaire, marié et père de famille qui est désormais celle de Gauthier Toux, il assume sa montée techno en droite ligne vers la transe.
De l’IDM (Intelligent Dance Music) qui s’écoute à la maison aux déclinaisons house-techno qui se vivent en club, Photons embrasse tout, en respectant les marqueurs des musiques électroniques, avec une production fortement contrastée au moment du mixage. La performance est bluffante, venant d’un quartet organique qui ajoute à sa panoplie l’improvisation du jazz, guidant les solos et les embardées collectives. Rien n’est consensuel, beaucoup est radical. La nuit promet.
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